Publié par Cercle Paul Morand

« De toute façon Blondin n’aurait accepté de porter le bicorne qu’après avoir vu l’effet qu’il faisait sur la noble tête de Kléber Haedens. De ce côté-là, les choses étaient en bonne voie. Paul Morand avait pris la situation en main. La mort interrompit la campagne qu’il menait en faveur de son ami, mais elle était si bien engagée que l’élection de Kléber, sans être certaine (avec ces terribles vieillards, on peut s’attendre à tous les reniements), semblait pratiquement assurée.

L’académisable attendait donc sans impatience ni angoisse l’issue de la prochaine élection.

Retiré depuis longtemps dans sa grande maison de La Bourdette près de Toulouse, il ne montait plus à Paris que pour le Grand Prix de l’Arc-de-Triomphe, le tournoi des Cinq-Nations et les internationaux de France à Roland-Garros. Il restait au lit pour écrire ses chroniques, qui n’avaient rien d’académique tant le brio s’y associait à la clairvoyance. Le reste du temps il menait avec une gourmandise érudite la vie du gentilhomme campagnard et lettré. La mort le surprend entre deux dégustations : celle d’un bordeaux de grande origine et d’une prose de haut lignage.

Antoine se précipite à La Bourdette. Il n’abandonne jamais ses amis : ni pendant leur vie, ni au moment de leur mort, ni après. Le voilà aussitôt qui prend les choses en main et règle tous les détails des obsèques. Dieu sait qu’il n’est pas toujours facile de mourir, mais il ne doit pas se douter à quel point il est compliqué de se faire enterrer. Comme pour Marcel Aymé, il passe toute la nuit à écrire de sa main les adresses des faire-part. Tout est prêt à l’heure.

Devant la maison les amis sont rassemblés. Le cercueil de Kléber est déjà dans le corbillard. Le cortège est sur le point de s’ébranler.

Un camion de dix tonnes s’immobilise devant les grilles ouvertes de la demeure. Un monumental conducteur en salopette se laisse glisser de son siège, une enveloppe à la main. Antoine, sans perdre une seconde, s’avance vers lui :

« J’ai une lettre pour un nommé Haedens Kléber, dit le brave homme

– Donnez-la-moi, dit Antoine.

On le dévisage avec suspicion :

– Vous êtes Haedens Kléber ?

– Non, je suis Blondin Antoine.

Les traits du camionneur se durcissent :

– J’ai reçu l’ordre de la remettre en mains propres.

À l’impossible nul n’est tenu. Antoine a désigné le corbillard où son ami va commencer son dernier voyage :

– Je suis désolé, soupire le brave homme.

Désolé, il l’est sans doute, mais, pour le moment, il a l’air surtout contrarié. Il ne soupire plus, il grogne :

– Je vais être obligé de ramener mon chargement à Paris !

Le cortège s’impatiente. On parlemente. Finalement le messager exemplaire se laisse attendrir et accepte de confier la précieuse missive dont il est responsable. À condition bien entendu qu’on lui en donne décharge.

La missive, de la main de Paul Morand lui-même, est des plus affectueuses. Il l’a écrite quelques jours à peine avant sa mort.

Antoine est si ému qu’il ne bégaie pas quand il la lit à haute voix.

‘’Mon cher Kléber, dit-elle en substance, tu devines le plaisir que j’aurais eu à te recevoir sous la Coupole. Un fâcheux incident indépendant de ma volonté me prive de cette ultime satisfaction. Pour me faire pardonner ce manque de parole, je te lègue ma cave, et j’ai chargé mon notaire de faire exécuter, dès que l’occasion s’en présentera, celle de mes dernières volontés qui m’a causé le plus de plaisir à rédiger. A ta santé, mon cher Kléber. Elle me devient d’heure en heure plus précieuse.’’

Grand moment d’émotion que le camionneur est seul à ne pas partager :

– Je ne vais pas décharger mon camion tout seul, grommelle-t-il.

Le cortège aussitôt retrousse ses manches. Il y a de moins plaisants messages d’outre-tombe... »

(Tiré de « Monsieur Jadis est de retour: Antoine Blondin » par Yvan Audouard)

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