Revue de presse - Libération - par Olivier Wieviorka
Libération
jeudi 5 novembre 2020, p. 24,25
Paul Morand, à la frontière des collabos
Jusqu'à présent inédit, le «Journal de guerre» de l'écrivain et diplomate proche de Pierre Laval témoigne de la politique cynique et antisémite des dirigeants de Vichy. Et renseigne aussi sur ses ambitions littéraires et l'attention qu'il porta à sa carrière et aux honneurs.
Dans la fureur de la Seconde Guerre mondiale, que scandent les persécutions antisémites, le régime de Vichy, l'odieuse occupation allemande ou la bataille de Stalingrad, un point mobilise l'attention anxieuse de Paul Morand : sera-t-il, enfin, élu à l'Académie française ? Cette obsession suffit à résumer la tonalité d'un journal, tout à la fois passionnant et détestable. Exhumé des fonds personnels de l'écrivain, où il dormait depuis plusieurs décennies, ce texte est à double entrée. Il présente d'abord le quotidien d'un romancier, hanté par sa gloire, amateur de mondanités, pour qui, malgré les malheurs du temps, the show must go on. L'homme fréquente donc les Allemands qui comptent, place ses articles dans la presse, se débat avec les difficultés du ravitaillement et suit, avec attention, les progrès de sa carrière d'homme de lettres. De ce point de vue, le témoignage présente une chronique particulièrement vivante de la vie littéraire durant les années sombres.
Aveuglement Mais l'auteur est également diplomate. Patron de la mission économique à Londres entre 1939 et juillet 1940, écarté de la carrière en 1940, il revient aux affaires en mai 1942 avec le retour de Pierre Laval, avant d'être nommé ambassadeur à Bucarest en 1943 - date à laquelle s'achève le premier tome de cet opus. Le lecteur dispose donc d'un témoignage de premier ordre sur les coulisses du pouvoir. Non que Morand ait joué un rôle éminent. Attaché au cabinet du Président, le diplomate rêvait sans doute de le conseiller sur les affaires du monde; l'écrivain ambitionnait tout aussi vraisemblablement de devenir sa plume. En vain. Laval pratique l'exercice solitaire du pouvoir et s'en remet rarement à ses conseillers pour définir sa ligne. De sorte que l'auteur de l'Homme pressé a plutôt été l'observateur du microcosme dans lequel il évoluait qu'un scribe expliquant, au fil des jours, les ressorts d'une politique sur laquelle il pèse peu.
La chronique qu'il livre de Vichy se révèle accablante. En raison, d'abord, du cynisme de ses dirigeants. Le sort des Juifs arrêtés avec l'aide de la police française n'émeut guère et suscite même de fines plaisanteries. «Je vais proposer aux Américains de leur échanger de petits Juifs contre du blé», avance ainsi Pierre Laval le 22 octobre 1942, après avoir suggéré aux Allemands de déporter les enfants, ce qu'ils ne souhaitaient pas au départ.
La fureur antisémite règne en maître, alors même que l'extermination est connue des cercles du pouvoir - quoi que les hiérarques vichystes aient prétendu après la guerre. Mais le lecteur sera surtout surpris par l'aveuglement des dirigeants de l'Etat français. Alors que la défaite de l'Axe, après El Alamein puis Stalingrad, ne fait plus aucun doute, Laval et Morand croient encore à la victoire du Reich. Affaire de foi et de calcul. Car ces hommes, qui se piquent de haute stratégie, sont aveuglés par leur idéologie. Pacifistes à tous crins, ils ont refusé, avant 1939, une guerre qu'ils jugeaient néfaste. Et ils redoutent, si les Alliés triomphent, que les hordes bolcheviques déferlent sur le Vieux Continent. Au point que Morand se demande, le 15 août 1942, pourquoi ne pas «s'aligner franchement sur le régime nazi ? Puisque cela fait plaisir à Hitler et que cela captera sa confiance ?» Une proposition aussi immorale qu'inepte. Jamais le Führer n'aurait accepté que la France plagie les institutions nazies, qu'il entendait réserver aux seuls Aryens.
DÉLATION Ce mélange d'inconséquence et d'immoralité parcourt l'ensemble du texte. Paul Morand s'était d'ailleurs distingué dès 1940. Il avait rédigé, en juillet 1940, un rapport dénonçant l'attitude des diplomates français de l'ambassade à Londres -une entreprise de délation qui, dérogeant aux usages, lui avait valu d'être écarté. Il n'aura de cesse, son journal en témoigne, d'être réintégré et promu -un graal que le retour de Laval, on l'a dit, lui permet enfin de réaliser en mai 1942.
Le journal de Paul Morand constitue donc un précieux témoignage pour qui s'intéresse à la vie politique et littéraire de ces années de tourmente. Il montre bien le dévoiement d'une partie des élites françaises, aveuglées par le carriérisme, le cynisme, le pacifisme et l'antisémitisme. Un tableau dont elles ne sortent pas grandies. Que le lecteur se rassure : Morand finit, après quelques années d'exil en Suisse, par entrer à l'Académie française en 1968. Mais au mépris de la coutume, Charles de Gaulle, alors président de la République, refusa de le recevoir. Le Rebelle n'avait pas oublié les compromis-sions de ce grand écrivain mais de ce bien petit homme. ?
Paul Morand Journal de guerre, t. 1. Londres, Paris, Vichy, 1939-1943, Edition établie par Bénédicte Vergez-Chaignon. Gallimard, 1 040 pp., 27 €.