Publié par Cercle Paul Morand

Libération 

jeudi 5 novembre 2020, p. 24,25 

Une   vie  « très   gratin »

Claire Devarrieux

Chronologique, riche en détails et propos rapportés, la biographie de Pauline Dreyfus pointe les contradictions d'un homme en quête de reconnaissance sociale et de fortune.

Paul Morand  était snob et mondain mais ne disait pas un mot à la table des personnages du grand monde qu'il aimait fréquenter. Trop dilettante, il était détesté de ses collègues du Quai d'Orsay. Pourtant, Elisabeth de Miribel, sa secrétaire qui va bientôt se rallier à De Gaulle, fait de lui à Londres le portrait d'un diplomate plus fin qu'il n'y paraît. Collectionneur de femmes misogyne, et mari constant, hédoniste et pessimiste, l'auteur d'Ouvert la nuit était comme tout le monde, plein de contradictions. Outre un rigoureux relevé chronologique, l'intérêt de la biographie de Pauline Dreyfus est dans les propos qu'elle rapporte. Marcel Proust, ami à la fois du jeune  Morand  et de la princesse Soutzo que celui-ci va épouser : «Il est doux comme un enfant de chœur, raffiné à la fois comme un Stendhal et un Mosca, et en même temps âpre et implacable comme un Rastignac qui serait terroriste. Et sous  une  sécheresse qui semble merveilleusement accouplée à la vôtre,  une  bonté,  une  noblesse d'âme que vous avez aussi.» Jacques Chardonne, confident de l'écrivain à la fin de sa  vie : «J'aime son talent (à l'état pur, qui m'a fait défaut), sa virtuosité, l'immense vocabulaire, l'intelligence, l'érudition si étrange, la sécheresse (homme délicieux pourtant) et l'espèce d'étourderie qui lui a fait manquer sa carrière.» De son côté, Pauline Dreyfus insiste, au point d'être répétitive, sur le «penchant» de  Morand pour «la commande lucrative», sur sa manie de faire constamment ses comptes : «La peur de manquer, ce travers petit-bourgeois, Paul  Morand  admettra ne s'en être jamais défait.» Petit bourgeois ou bourgeois ?  Morand père, peintre, homme de lettres, homme charmant, directeur d'institutions importantes, n'appartenait certes pas à la première catégorie. A d'autres moments, la biographe penche pour le grand bourgeois: «A l'approche de la cinquantaine, Paul  Morand  cherche toujours sa place : collègue superficiel et désinvolte pour les diplomates, grand bourgeois épris de luxe pour les écrivains, saltimbanque pour les gens du monde auxquels il a pourtant chipé l'accent  gratin  -bref, toujours à l'extérieur des milieux qu'il fréquente. Désormais en quête de reconnaissance sociale, il convoite les accessoires d' une panoplie rassurante, celle du notable à défaut du nanti.» Pauline Dreyfus est la petite-fille d'Alfred Fabre-Luce et de Lolotte Fabre-Luce, grande amie de  Morand . Elle le signale dans son prologue. Ce n'est qu'incidemment, bien des pages plus loin, que Lolotte retrouve son identité : Mme Fabre-Luce est née princesse Charlotte de Faucigny-Lucinge. A certains égards, cette biographie est « très   gratin » pour reprendre cette expression que l'autrice aime beaucoup. Racontée en détail, sans barguigner, la guerre de Paul  Morand  est présentée comme «le sujet qui fâche». C'est cela, être  gratin .

L'intéressé ne diffère pas d'un écrivain comme Hemingway: oui, il publie beaucoup, oui, il a besoin d'argent. Déjà, en 1919, à la question : «Pourquoi écrivez-vous ?»  Morand  répondait : «J'écris pour être riche et estimé.» Il explique: «Je ne peux travailler que si j'ai de l'argent à gagner, si j'en ai, je ne fais plus rien, il me faut ce stimulant.» La phrase est de 1925, elle pourrait dater des années 50 lorsque  Morand , remis en selle par les «Hussards», écrit des textes pour Roger Nimier, notamment des préfaces : «C'est amusant à écrire. Demandez-m 'en d'autres, j'aime les commandes.»

Pauline Dreyfus, Paul  Morand-Gallimard, 480 pp., 24 €.

 

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