Revue de presse - Les Echos - Judith Housez
Les Echos - Série Limitée
mercredi 18 novembre 2020
Paul Morand, fulgurant et inhumain
Dans un style brillant, Pauline Dreyfus nous offre l'excellente biographie d'un auteur au talent aussi immense que fut son ignominie. Un livre qui convoque des démons que l'on aurait tort de croire vaincus.
Paul Morand , années 1920 : une fulgurance. Il s'impose en maître français de la nouvelle avec son recueil Ouvert la nuit . Céline dit qu'il fait jazzer la langue. Giraudoux est son mentor, Cocteau son ami, Proust s'entiche de lui, de son côté gratin en diable depuis sa découverte de l'aristocratie anglaise l'été 1909 à Oxford. Il interrompt une carrière de diplomate, choisie par nécessité de gagner sa vie , dès que ses livres lui apportent l'argent et la gloire. Ellipses, images fortes, très visuelles, paradoxes, Paul Morand cultive le sens de la formule :
« Sur cette côte abrupte, un bonheur plat commença. Un bonheur sans téléphone. »
Un bain de mer ? « Nous plongeons dans l'oubli salé. »
« J'aime les femmes qui font leurs chapeaux elles-mêmes et qui ont des déceptions. »
« Il reçut la blancheur du Sud, avec toutes les ombres mangées, comme un coup de poing entre les deux yeux. »
Paul Morand écrit comme on saute de voiture, mais l'apparente désinvolture amusée et le cosmopolitisme de palaces s'habillent d'un style unique. Il hantera celui de Roger Nimier, Françoise Sagan, Philippe Sollers, ses héritiers de l'instantané, comme il hante celui de sa biographe Pauline Dreyfus, pour notre plus grand bonheur : « Morand s'est marié non seulement avec une femme mais avec un décor. » Paul Morand détenait aussi le don de l'amitié. Dans ses Chroniques de l'homme maigre , il répond par une ode à l'amitié aux lois de Vichy contre les francs-maçons qui poussent ses amis à s'exiler. Ce sera son seul moment de courage.
Pour ce Don Juan insatiable marié à une femme accommodante, pour ce bon cavalier, qui voyait le roman comme « un grand organisme » à « personnages lymphatiques », être l'objet d' une biographie épatante et minutieuse de 484 pages pourrait tenir du paradoxe. Et pourtant, il fallait toute la subtilité de la romancière Pauline Dreyfus pour comprendre le processus psychologique qui conduisit l'exquis Paul Morand du mauvais côté de l'Histoire. « Quand on a le talent et la notoriété d'un grand écrivain, déclarera le général de Gaulle, on ne fait pas d'abord passer son bien. Morand est impardonnable. » Du côté de l'inhumain, en fait, comme le révèle sa biographe qui a fouillé des documents inédits, notamment son noir Journal de guerre , publié à présent chez Gallimard : antisémitisme crescendo et jamais renié, homophobie, racisme tous azimuts (en particulier envers les Noirs américains) et ultra-collaboration. Nommé ambassadeur en Roumanie par Pierre Laval, dont il est proche, l'ancien homme pressé dénonce toute personne venant en aide à un juif ou à la Résistance. Ses subordonnés le surnomment Von Paulus.
L'année 1933 s'avère un tournant pour cet homme-siècle, issu d'une bourgeoisie sans fortune, qui n'a rien gardé des valeurs de tolérance de ses parents, préférant s'étourdir d'hédonisme dans les fastes aristocratiques. L'arrivée massive à Paris de juifs qui fuient Hitler, conjuguée aux effets de la crise de 1929, le terrifie : Paul Morand, qui déclarait « sans argent, je me méprise. Avec de l'argent, j'achète aussitôt la fierté, la confiance, toutes les vertus », par peur de perdre la grande vie qu'il avait acquise à la sueur de ses talents, bascule dans la xénophobie, renoue avec l'époque de son enfance où un Drumont accablait les juifs dans La Libre Parole ...et ce jusqu'à sa mort, l'été 1976.
Une excellente biographie n'est pas seulement pour son personnage un mausolée de vérité, et pour ses lecteurs une traversée des mondes qui furent les siens. Elle est aussi, pour son lecteur, une rencontre qui lui parle de lui.
Le livre de Pauline Dreyfus nous rappelle ainsi, à travers « le cas Morand », comment un contexte politique, social, religieux difficile et inquiétant peut faire naître des peurs. Des peurs qui, à leur tour, réveillent des monstres endormis et balayent les principes d'humanisme que l'on croyait installés pour toujours.
« Paul Morand », par Pauline Dreyfus (éd. Gallimard, 484 pages).