Publié par Cercle Paul Morand

Paul Morand, quarante ans après

 

Ne préjugeons pas de l’avenir, mais à ce jour l’année 1976 fut, en ce qui regarde le climat, la plus chaude de ma vie. Le soleil auréolé d’un ciel bleu s’installa au-dessus de la France dès les premiers jours du printemps et y demeura sans broncher jusqu’à la mi-octobre. De mémoire de Parisien on n’avait jamais vu ça. De même que le cheval-blanc 1947 est le plus grand bordeaux du vingtième siècle, de même l’année 1976 fut pour M. Albert Richard, le vénéré directeur de la piscine Deligny, la plus faste.

Mon journal intime de l’époque, La Passion Francesca, me permet de préciser que l’été 1976 il ne plut que le 14 juillet. « Il pleut à verse », ai-je écrit ce jour-là. Le soleil est monarchiste, il n’a aucun goût pour les fêtes républicaines, et, soit dit par parenthèse, c’est pourquoi nos valeureux pioupious se font régulièrement saucer lorsqu’ils défilent sur les Champs-Elysées.

En revanche, les deux événements parisiens essentiels de cet inoubliable mois de juillet furent baignés de chaleur : le 27, les obsèques de Paul Morand à la cathédrale orthodoxe Saint-Etienne, rue Georges-Bizet, bel office sobre célébré par le métropolite Mélétios, exarque du patriarche de Constantinople ; le 28, au cloître des Billettes, rue des Archives, les débuts au théâtre d’une jeune élève de Jean Périmony : Fanny Ardant dans Le Maître de Santiago de Montherlant. Elle jouait le rôle de Mariana, Michel Favory celui de Don Alvaro, la mise en scène était de Jean Périmony, ce fut une représentation enchanteresse. Ce jour-là, je notai : « Dans l’air tiède de cette belle soirée d’été la voix nonpareille de Fanny Ardant me touche au suprême. »

Ni Montherlant ni Morand n’ont vu ce beau spectacle, n’ont vécu ces moments privilégiés. C’est cela qui est embêtant avec la mort : tout s’arrête soudainement. Je songeais à cela vendredi dernier, au cimetière du Père-Lachaise, lors des obsèques d’une jeune femme, Ariane. Oui, une très jeune femme, arrachée par les Parques à son mari, à ses deux petites filles, à ce qu’elle aurait pu et dû vivre. Montherlant, Morand eurent le temps de faire leur œuvre, de vivre tout ce qu’ils désiraient vivre. Je pourrais en dire autant de notre ami Claude Imbert, esthète, épicurien, esprit libre, une des meilleures plumes du journalisme français, pour le salut de l’âme duquel nous nous apprêtons à prier en l’église Saint-Sulpice.

Ce ne fut pas le cas de la jeune Ariane. « Ariane, ma sœur, de quel amour blessée / Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée… » Ariane, son époux, leurs deux fillettes avaient encore tant de choses à vivre ensemble. Dieu ne l’a pas voulu. Dieu ou le diable, nous pouvons légitimement hésiter sur l’identité du responsable de cette tragédie. Peut-être est-ce pour cela que cette cérémonie mortuaire fut une des plus bouleversantes auxquelles il m’ait été donné d’assister, et je n’étais pas le seul, je sais que  ceux qui se trouvaient auprès de moi en cette salle de la Coupole – Bertrand Delanoë, Guillaume de Sardes - partagent ce sentiment. La jeunesse de la morte, la beauté de l’office religieux, les paroles si délicates, pudiques, justes de ton de notre ami qui venait de perdre la femme qu’il aimait, l’extraordinaire oraison funèbre prononcée par une jolie et pétrie de génialité jeune femme, Delphine Horvilleur, rabbin et amie intime de la défunte, ont fait de ces obsèques une expérience rare dont tous ceux qui ont eu le privilège d’y assister sont sortis spirituellement enrichis.

Ariane, Claude Imbert, nous les pleurons. Montherlant, Morand, morts l’un en 1972, l’autre en 1976, nous nous souvenons d’eux. La douleur de la séparation s’est apaisée, mais l’affection, elle, permane. Tacite a eu raison d’écrire que le vrai tombeau des morts est le cœur des vivants (je rends à son légitime propriétaire, Tacite, cette pensée souvent attribuée à Edouard Herriot). En ce quarantième anniversaire de sa mort, une jeune société de ses lecteurs, le Cercle Paul Morand, se prépare à honorer l’auteur d’Hécate et ses chiens et de Milady. Certes, Morand n’a pas besoin d’une soirée d’hommage. Lorsqu’on a écrit ces deux livres, cela suffit à la gloire, à l’immortalité. Cependant, comme le propre des âmes nobles est leur aptitude à l’admiration, leur goût de publier ce qu’ils doivent à leurs éveilleurs, réjouissons-nous de l’heureuse initiative du Cercle Paul Morand. Laissons l’oubli (ou l’affectation d’oubli) aux médiocres et aux renégats. Nous, résolument, demeurons fidèles à nos amitiés, à nos amours. Cette fidélité, c’est notre part la meilleure, notre parcelle de divin, notre victoire sur la mort.

 Gabriel Matzneff

Le Point, 28 novembre 2016

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