L'expatrié français en Roumanie et Paul Morand
A tout expatrié en Roumanie, la figure de Paul Morand s'impose très vite, et de manière paradoxale, comme une présence absence.
D'abord parce qu'en tant qu'ambassadeur oublié car gênant, il ne subsiste guère de traces de son passage dans le pays de 1943 à 1944, pas même sa photo au mur de la chancellerie rue Biserica Amzei, où figurent pourtant les portraits de tous nos ambassadeurs. Ensuite, en tant qu'écrivain le livre qu'il consacra à la capitale roumaine n'est plus édité.
Pourtant, l'expatrié insiste, il se doit d'insister. Il a lu Venises, Londres et New-York et sait que la prose morandienne pour précieuse qu'elle soit parfois se révèle un "supplément d'âme" essentiel à celui qui veut découvrir une ville autrement que par les guides. En effet, ce portraitiste urbain a su croquer avec un art certain des "choses vues" propres aux capitales européennes qu'il a célébrées.
L'expatrié insiste donc et entre dans l'oeuvre roumaine de Morand par Flèche d'Orient, un court roman qui célèbre avec délicatesse la part orientale de Bucarest, tout en inscrivant la ville au rang des grandes capitales européennes dans une esthétique résolumment moderne.
Enfin, l'expatrié, parce qu'il enseigne au lycée Anna de Noailles et qu'il sait la poétesse amie de Marcel Proust se doit d'approfondir le creuset morandien. Ce même Proust qui préfaça Tendres Stock du jeune Paul Morand en 1921. Le "Visiteur du soir" comme le surnommait Morand fut son ami et celui de son épouse roumaine, la princesse Soutzo. Les noms de ces artistes résonnent comme des "Sésame ouvre-toi" et permettent à l'imaginaire d'entrer dans une Roumanie fantasmée et poétique.
L'expatrié finit donc par se procurer le fameux Bucarest, publié en 1935, et là, la rencontre advient, la musique morandienne surgit. L'écrivain au "style singulier" d'après les termes proustiens, croque l'essence de la ville dans les années 30 et dont des bribes survivent en 2014, cet "air un peu Far West" que la ville conserve aujourd'hui encore. L'homme témoigne de surcroît d'une compréhension remarquable du peuple roumain. Il évoque ainsi "le coup de foudre" des roumains pour la France, faisant revivre les "Bonjouristes", ces dandys roumains revenus de Paris qui vers midi se saluaient sur le Podul Mogosoïa et "affectaient de se dire bonjour et non "bunaziua"". Enfin, Morand, tel le "peintre de la vie moderne " cher à Baudelaire, a su "tirer l'éternel du transitoire", saisissant la ville dans sa beauté toute orientale. Son album est émaillé de dialogues vivants, parsemé de portaits de roumains francophiles hauts en couleur. Cet "homme pressé" a saisi la mobilité de la capitale roumaine dans tout son pittoresque. Il nous offre une véritable prise de vue de Bucarest, capitale du pays le plus francophone de l'Est européen.
L'expatrié retiendra in fine plus l'écrivain que l'ambassadeur et ne cessera de louer l'écriture si singulière de Morand, l'un des quatre M (avec Mauriac, Maurois et Montherlant) selon le mot de Grasset. Cette musique un peu désuète, intelligente et fine qui fait le charme du style morandien et nous ouvre les portes d'un Bucarest poétisé.
Laetitia Malpot
Professeur de lettres, Bucarest, Roumanie.